• Chapitre 5


      < Un Hork-Bajir! > a répété Rachel avec stupéfaction.

      Il y a un an, ce nom n'aurait eu aucune signification pour moi. Ce n'aurait été qu'un mot absurde.

      Maintenant, je connaissais les Hork-Bajirs. L'Andalite qui nous avait donné nos pouvoirs nous avait dit qu'ils étaient jadis une espèce pacifique, honnête. Mais ils avaient étés asservis par les Yirks. Désormais, ils étaient tous Contrôleurs. L'espèce tout entière avait une limace yirk dans la tête.

      Et sous l'emprise des Yirks qui contrôlaient leur moindre geste, les Hork-Bajirs étaient devenus des machines à tuer ambulantes.

      Etonnament rapides. Incroyablement forts. Protégés par leur carapace, hérissés de lames, quasiment sans peur. Les troupes de choc des Yirks.

      A plusieurs reprises, Rachel avait failli se faire tuer par ces créatures. Et tous, nous avions senti la caresse de leurs lames au moins une fois.

      < Comment se fait-il qu'un Hork-Bajir se montre en plein jour? > m'a-t-elle demandé.

      J'ai regardé plus atentivement. Il grimpait sur une sorte d'échelle. Arrivé à la surface, il a cligné ses yeux de reptile, ébloui par la lumière. Puis il est sorti et il est resté planté là, comme une vraie vision d'horreur. Alors, j'ai remarqué qu'un deuxième Hork-Bajir le suivait.

      < Il y en a deux! > a crié Rachel.

      < Ouais. Et tu sais quoi? J'ai l'impression qu'ils ont peur. >

      A ce moment-là...

      Skriiiiiiit! Skriiiiiiit! Skriiiiiiit!

      Pour mes oreilles de faucun, le bruit de cette alarme était assourdissant. Comme un hurlement qui jaillissait du trou dans le sol. Les deux Hork-Bajirs sursautèrent de surprise et de peur. L'un d'eux attrapa l'autre par le bras et le serra l'espace d'une fraction de seconde. L'instant d'après, ils couraient à travers les bois.

      Ils couraient comme si leur vie en dépendait.

      Et je vais vous dire une chose : les Hork-Bajirs peuvent foncer quand ils le veulent. Ces grandes jambes longues font de grandes, longues enjambées. Ils se sont enfoncés dans les broussailles en donnant de violents coups avec leurs bras armés de lames, fauchant les ronces et les arbustes comme des épis de blé.

      < Où en es-tu de ton temps d'animorphe? > ai-je demandé à Rachel.

      < Il me reste encore au moins une heure. >

      < Alors on les suit? >

      < D'accord. >

      Nous avons battu des ailes pour reprendre un peu d'altitude et nous nous sommes préparés à suivre les fuyards. Ce n'était pas vraiment mission impossible : le chemin qu'ils se taillaient dans la forêt était une ligne droite. Même un aveugle aurait pu le suivre. 

      < Ils ne sont pas vraiment discrets, hein? > a commenté Rachel.

      Et c'est alors que les choses se sont carrément compliquées. Du trou dans le sol a déferlé un flot d'humains. Ils étaient armés. Des hommes et des femmes, habillés de toutes sortes de vêtements d'humains normaux.

      Des Contrôleurs, bien sûr, même si cela ne se voyait pas de prime d'abord. Maintenant, je savais que ce trou conduisait au Bassin yirk. Et il n'y avait pas l'ombre d'un doute dans mon esprit : ces humains étaient des humains-Contrôleurs sous le pouvoir des Yirks qui vivaient dans leurs têtes.

      Ils étaient équipés d'armes humaines : des fusils, parmi lesquels des automatiques, et des pistolets.

      Les Yirks poursuivaient les deux Hork-Bajirs, mais ils étaient prudents. Ils n'envoyaient que les humains-Contrôleurs. Ils ne voulaient pas augmenter le risque que des Hork-Bajirs soient vus par des gens normaux.

      Vingt... trente humains-Contrôleurs sont sortis du trou.

      < Ils ne les rattraperont jamais >, a dit Rachel.

      < Je sais. Qu'est-ce qui se passe, à ton avis? Tu crois que ces Hork-Bajirs essaient de s'enfuir ou quoi? >

      Des machines sont alors apparues à la surface du trou. On aurait cru qu'elles lévitaient. J'ai failli rire en les reconnaissant.

      < Des motos tout-terrain? Les Yirks ont des motos? > 

      Ca me paraissait bizarre, et même drôle. Les Yirks ont des vaisseaux spatiaux qui dépassent la vitesse de la lumière. Et maintenant, ils se servaient de motos tout-terrain?

      < Hum, hum... a fait Rachel, les Hork-Bajirs sont rapides, mais quand même pas à ce point. >

      Vrrrroum! Vrrrroum! Vrrrroum!

      Les humains-Contrôleurs faisaient démarrer leurs engins. J'entendais le rugissement des moteurs. En tout, quinze Yamaha et Kawasaki étaient sorties de ce trou.

      Elles sont parties à fond. Certaines avec un seul humain, d'autres avec deux : l'un pour conduire, l'autre pour tirer.

      Les Hork-Bajirs avaient quelques centaines de mètres d'avance, mais ils ne parviendraient jamais à semer ce petit escadron.

      Depuis ma position bien à l'abri dans le ciel, je regardais les motos s'enfoncer en vrombissant dans la forêt, à la poursuite des Hork-Bajirs. Elles soulevaient la terre et les feuilles mortes et rompaient le calme.

      Et elles gagnaient rapidement du terrain sur les deux fuyards. Blam! Blam! Blam! Blam!

      Les fusils automatiques aboyaient, les motos rugissaient! Les Hork-Bajirs couraient toujours, mais les motos zigzaguaient, bondissaient, volaient vers eux.

      Blam! Blam! Blam! Blam!

      Bambambambambambambambambambambambambambam!

      Les revolvers et les armes automatiques lacéraient les troncs d'arbre. Les humains-Contrôleurs tiraient sans retenue. Sur tout ce qui bougeait. Ils ne pouvaient pas encore voir  nettement les Hork-Bajirs, mais ils les apercevaient par intermittence et continuaient de faire feu.

      < Dans dix secondes, ce sera fini, a dit Rachel avec amertume. Qu'est-ce qu'on fait? >

      J'en suis resté sidéré.

      < Tu veux aider des Hork-Bajirs? >

      < Tu as jamais entendu le dicton : "L'ennemi de mon ennemi est mon ami"? Les Yirks veulent tuer ces deux Hork-Bajirs. Ca me suffit. >

      < A moi aussi, ai-je répondu. Nous allons devoir utiliser la parole mentale et nous adresser directement à eux. >

      < Allons-y >, a lancé Rachel.

      J'aurais souri si j'avais eu une bouche. Rachel est tellement courageuse qu'elle frise la témérité.

      C'est quelque chose que j'aime bien chez elle.

      < Hé! Les Hork-Bajirs, en bas! >

      Je les ai vus tituber, comme s'ils étaient surpris et choqués d'entendre une voix mentale. Comme si c'était ça le problème.

      < Vous n'avez pas de grandes chances de vous en sortir, ai-je ajouté. Ecoutez-moi, et peut-être que vous pourrez vous en tirer vivant. >


    1 commentaire
  • CHAPITRE 4


    < On ne vas pas loin, juste à la station-service. >
    < Ils utilisent la station-service? J'y crois pas, fit Rachel en riant. Tu dois reconnaître qu'ils sont ingénieux. >
    Nous avons volé. Pas côte à côte, ça aurait paru louche. Les aigles ne volent pas franchement en formation comme des oies. Nous avons gardé une distance d'une centaine de mètres entre nous. Mais avec notre vue incroyablement perçante ajoutée à la parole mentale, ça faisait exactement comme si nous étions proches l'un de l'autre.
    Nous avons grimpé de plus en plus haut, aidés par les courants thermiques, puis nous sommes passés de l'un à l'autre. Cela veut dire que vous montez jusqu'au sommet d'une colonne d'air tiède pour glisser alors sur la suivante. Ensuite, vous montez de nouveau, et de nouveau vous attrapez le courant d'après. C'est une façon facile et paresseuse de voler. On n'arrive pas très vite là où on veut aller, mais on ne se fatigue pas non plus.
    C'était formidablement agréable de voler juste en dessous des nuages avec Rachel. J'ai peut-être perdu mon corps humain, mais j'ai gagné des ailes. Et voler, c'est... enfin, je suis sûr que vous en avez déjà rêvé. Je sais que j'en rêvais souvent. Assis en classe, en regardant par la fenêtre, ou allongé dans l'herbe, j'y pensais en me demandant quel effet cela ferait d'avoir des ailes. De pouvoir s'envoler loin de tous les petits problèmes stupides de la vie.
    Voler est aussi génial que vous l'imaginez. Ça présente aussi certains problèmes, comme tout. Mais je vous assure que par une belle journée, avec les montagnes de nuages cotonneux qui montrent le chemin des courants ascendants, c'est tout simplement merveilleux.
    < Alors, où est-ce qu'on va? Ce n'est pas la direction de la station-service >, a remarqué Rachel.
    Ça m'a fait réagir d'un coup. J'ai baissé le regard vers la terre, et j'ai repéré le quadrillage familier des routes et des maisons, que je connais si bien sous cet angle. Nous étions à la lisière de la forêt. Pas très loin de la ferme de Cassie.
    < Qu'est-ce qu'on fait là? J'ai dû me tromper. Excuse-moi. C'est par ici. >
    J'ai viré abruptement sur la gauche et je me suis mis à battre des ailes pour gagner de la vitesse. Rachel devait tenir compte de la limite des deux heures de temps. Nous en avions perdu beaucoup. Je n'arrivais pas à comprendre comment j'avais pu me tromper comme ça.
    Pendant un bon moment, nous avons battu des ailes avec vigueur.
    < Euh... Tobias? Je délire, ou nous sommes revenus exactement au même endroit? >
    J'ai baissé les yeux. Elle avait raison. Nous étions revenus pile dans le même secteur, en bordure de la forêt.
    Ça m'a fait froid dans le dos.
    < C'est pas vrai... >, ai-je murmuré.
    < Tu es perdu? >
    < Perdu? Bien sûr que non. Je ne me pers pas. Nous volons vers l'est, légèrement sud. Je sais exactement où nous sommes. Mais ce n'est pas la direction que j'avais prise. >
    < Est-ce qu'il y a un problème? > m'a demandé Rachel.
    < C'est complètement absurde. J'avais pris la direction de... >
    Et c'est alors que j'ai vu la chose se produire.
    Nous glissions au-dessus de la lisière de la forêt. D'un côté, des champs verts et tracés au cordeau. De l'autre, une bande de broussailles et de ronces, avec une clôture en barbelés défoncée. Ensuite, les arbres : des ormes, des chênes, différentes espèces de pins.
    Les arbres s'étendaient depuis les champs jusqu'aux montagnes, loin à l'horizon. Avec mes yeux de faucon, j'arrivais même à voir que les sommets étaient enneigés.
    Mais ce n'est pas cela que je venais subitement de remarquer. Ce que j'avais vu, c'était un énorme chêne isolé, qui glissait sur le côté.
    Qui glissait. Comme s'il n'avait pas de racines. Comme s'il était monté sur un skateboard. Un chêne immense qui passe en glissant.
    Et à la place du chêne, il y avait maintenant un trou dans le sol.
    < Qu'est-ce que c'est que ça? > s'est écriée Rachel.
    < Alors là! >
    < Cet arbre... il se déplace tout seul. >
    < Et le trou qui est en dessous n'est pas naturel. Il est trop rond. Ce sont des hommes qui l'ont fait. >
    < Peut-être pas des hommes >, a rétorqué Rachel d'un ton sinistre.
    < Il y a quelque chose au fond! J'ai vu quelque chose bouger. Ça sort! Ça sort du sol! >
    < Je le vois. Qu'est-ce que c'est? Tu le vois, toi? >
    J'avais un meilleur angle de vue que Rachel. Je pouvais voir ce qui sortait de sous la terre.
    Et j'ai vu une tête reptilienne surmontée d'énormes cornes dardées vers l'avant.
    J'ai vu des épaules carrées et des bras armés de lames aux poignets et aux coudes.
    J'ai vu les gros pieds de tyrannosaure, la petite queue hérissée de piquants et les lames aux genoux.
    J'ai vu deux mètres dix de mort, façon lame de rasoir.
    < Un Hork-Bajir >, ai-je répondu.

    votre commentaire
  • CHAPITRE 3


    J'ai passé la journée à voler, porté par le vent, pour vérifier tout ce que j'avais découvert au long de ces dernières semaines.
    Vous voyez, nous savions que le Bassin yirk était un immense complexe souterrain situé en partie en-dessous de l'école. Nous savions qu'il s'étendait au moins jusqu'au centre-ville. Mais vous n'étions jamais parvenus à repérer toutes les entrées et les sorties.
    C'est à cela que j'avais passé mon temps : à suivre des gens que nous savions être des Contrôleurs, à observer leurs va-et-vient. Grâce à eux, j'avais découvert l'étendue du Bassin yirk.
    Il faudrait peut-être que je remonte un peu en arrière et que je vous explique. Je sais que vous êtes sans doute quelqu'un qui menez une vie normale, agréable. Vous allez en classe, vous traînez avec vos copains, vous dînez en famille, vous regardez un peu la télé. Normal, quoi.
    Et si je vous disais que vos profs ne sont peut-être plus vraiment vos profs, que vos amis ne sont peut-être plus vos amis du tout, que même vos parents, si ça se trouve, sont devenus des créatures complètement différents, vous me prendriez sans doute pour un fou.
    Je comprends. Vous ne pouvez pas imaginer combien de fois j'ai rêvé que rien de tout cela n'était réel. Qu'il n'y avait pas d'invasion yirk. Qu'il n'y avait pas de limaces yirks dans la tête de tant de gens. Que j'avais peut-être encore mes mains et mes orteils...
    Tout a commencé le jour où Jake, Cassie, Rachel, Marco et moi avons pris un chemin différent pour rentrer du centre-ville. Dans un chantier abandonné, sombre et lugubre, nous avons vu le vaisseau spatial se poser. Et nous avons rencontré l'étrange créature un peu cerf, un peu scorpion et un peu humanoïde appelée Andalite.
    Son nom était Elfangor. Beaucoup plus tard, nous avons appris que c'était le grand frère d'Ax.
    l nous a parlé des Yirks, la race des limaces parasites. Les Yirks qui, comme une horrible maladie galactique, se répandent secrètement de planète en planète.
    Ils volent les corps. Ils transforment les autres créatures en Contrôleurs - c'est-à-dure en esclaves. La race hork-ajir tout entière a déjà été asservir. De même pour les Taxxons, qui sont incroyablement immondes à voir, mais eux étaient pleinement consentants. Les Yirks ont aussi pris les Gedds, et d'autres races encore.
    Maintenant, c'est notre tour. Les Yirks sont parmi nous. A l'intérieur des gens qu'on soupçonnerait le moins. Des policiers. Des professeurs. Des amis. Des parents. Des journalistes. Des prêtres et des pasteurs. Vos propres frères et sœurs.
    Elfangor, le prince andalite, nous a avertis. Et il nous a donné une arme : le pouvoir de morphoser. De devenir n'importe quel animal du moment qu'on peut le toucher et l'acquérir : acquérir son ADN.
    Il y a juste un gros inconvénient, vous voyez. On ne peut pas rester dans une animorphe plus de deux heures. Ou alors on y reste coincé pour toujours. C'est ce qui m'est arrivé...
    Les Yirks ont eux aussi leur point faible. Tous les trois jours, ils doivent retourner au Bassin yirk. Ils s'extirpent de la tête de leurs hôtes et nagent dans le liquide boueux du bassin. Ils y absorbent les rayons du Kandrona dont ils ont besoin pour se nourrir. Nous sommes allés au Bassin yirk. Ce n'est pas un endroit que vous aimeriez voir. Croyez-moi. Les hurlements que nous avons entendus là-bas me hanteront toute ma vie.
    C'est au Bassin yirk que j'ai perdu mon humanité. C'est là que j'ai dépassé la limite fatale des deux heures. Un jour, d'une façon ou d'une autre, nous détruirons ce bassin. Mais d'abord, il faut que nous le connaissions mieux.
    Je faisais tout pour. C'est pour cette raison que je passais mes journées à chercher tous les moyens possibles d'entrer dans le complexe et d'en sortir.
    Je volais au-dessus du centre-ville, il était aux alentours de deux heures et demie, quand j'ai repéré le grand aigle à tête blanche, serein et puissant, qui se laissait porter par les thermiques. Son corps brun contrastait avec les nuages, tandis que sa tête blanche s'effaçait presque.
    C'était un endroit inhabituel pour ce genre d'animal. En général, ils préfèrent la côte.
    Battant des ailes, j'ai changé de cap puis j'ai accéléré pour me rapprocher de cet aigle. Je le connaissais.
    < C'est toi, Rachel? >
    < Bien sûr, qui veux-tu que ce soit? Il fait un temps super pour voler, hein? >
    < Idéal. Tu es prête pour un petit tour? >
    < OK. Quoi de neuf? >
    < Eh bien, pendant que toi et les autres, vous étiez en train de sauver le monde, je n'ai pas perdu mon temps non plus. >
    Je suis passé en flèche sous les grandes ailes d'aigle de Rachel, puis je suis remonté et j'ai viré pour venir me placer face à elle. Je frimais. Je suis plus agile en vol qu'un aigle. Mais le tête-blanche est nettement plus grand que moi : c'est un peu comme si on comparait une dinde et un poulet.
    Rachel a soupiré mentalement dans ma tête.
    < Tobias, a-t-elle dit, ce n'est pas parce que tu ne peux pas participer à absolument toutes les missions que tu dois faire du boulot supplémentaire. >
    < Ouais, bon, enfin bref. Le truc, c'est que j'ai surveillé certains des Contrôleurs que nous avons identifiés. J'ai commencé par Chapman et sa femme, le journaliste et la femme-policier, et je les ai surveillés depuis le ciel. Tom aussi, bien sûr. >
    Chapman est le directeur de notre collège. C'est un Contrôleur très haut placé. Tome est le frère de Jake. Lui aussi est un Contrôleur.
    < Je les ai suivis et observés, et j'ai déjà repéré quatre accès différents menant au Bassin yirk. En plus de celui que nous connaissons, qui passe par la galerie marchande. >
    < Cool. En connaissant les entrées du bassin, on va pouvoir commencer à identifier plus de Contrôleurs. >
    Rachel semblait impressionnée. Pourtant, je n'avais rien fait d'autre que de voler dans les parages du bassin en ouvrant l'œil.
    < J'ai beaucoup de temps libre >, ai-je dit.
    Je savais que j'aurais mieux fait de ne pas ajouter ce que j'avais à l'esprit. Mais c'est sorti tout seul.
    < Ben. Ben alors, félicitations, hein? Le Prix des élèves exceptionnels... >
    Rachel s'est tue quelques secondes.
    < Quelqu'un de l'a dit? Ah non, bien sûr. Tu as vu la lettre dans mon classeur. >
    < Appelle-moi oeil-de-lynx >, ai-je répondu d'un ton blagueur.
    < Tobias... Tu sais combien j'aimerais que tu puisse venir. Je veux dire, il y aura Cassie et elle, elle est super. Mais tu sais que Marco ne fera que des commentaires sarcastiques, et Jake se retiendra de rire. >
    < Ce n'est pas grave, tu sais. Le seul truc, ne me cache pas des choses en pensant que ça me blesserait, d'accord? L'idée que tu aies de la peine pour moi, ça passe très mal. >
    < Je n'ai pas de peine pour toi >, a menti Rachel.
    < C'est bien. Parce que tu sais, ce que tu penses de moi a une certaine importance. >
    Je me suis crispé. J'avais parlé de façon beaucoup trop sincère.
    Enfin à quoi avais-je la tête? Rachel est un humain. Un véritable humain. Moi, je suis un faucon. Vous trouvez que Roméo et Juliette étaient condamnés, rien que parce que leurs familles ne s'aimaient pas? Eh bien, on ne peut pas faire plus impossible que de craquer sur quelqu'un qui n'est même pas de la même espèce que soi.
    < En tout cas, félicitations, ai-je ajouté, le plus légèrement que j'ai pu. Maintenant suis-moi, je vais te faire une visite guidée des entrées du Bassin yirk. >
    < Un jour comme aujourd'hui, m'a répondu Rachel, je te suivrais n'importe où. >


    votre commentaire
  • CHAPITRE 2


    Voici ma vie, maintenant. Je l'accepte. Et puis, il y a certains côtés sympas à être un oiseau.
    Certains côtés très sympas.
    Bien nourri, plein d'énergie, je battais des ailes dans la prairie, en gagnant de l'altitude de la manière la plus dure qui soit : rien qu'à la force des muscles.
    J'ai dépassé les arbres et j'ai continué de grimper en maintenant l'effort. Je suis sorti de mon territoire. De plus en plus haut, battant des ailes. Alors, j'ai senti l'air s'agiter sous mes rémiges.
    Un superbe thermique. Une colonne d'air tiède qui montait du sol, chauffé par le soleil. Je m'y suis glissé et il m'a hissé comme un ascenseur.
    Je me suis mis à tourner et tourner dans ce courant chaud, à gagner de plus en plus d'altitude, jusqu'au moment où je ne devais plus paraître qu'un point dans le ciel au yeux des minuscules humains au sol. De plus en plus haut, avec comme seul bruit, maintenant, celui du vent contre mes plumes.
    J'ai jeté un coup d'œil en bas, derrière moi. J'ai aperçu brièvement une créature bizarre qui ressemblait de loin à une sorte de cerf bleu. Jusqu'au moment où on voyait la tête avec ses deux tentacules oculaires dressés sur le front. Et la queue de scorpion cinglante.
    Aximili-Esgarrouth-Isthil. Le seul Andalite vivant sur Terre. Mon ami. Enfin, autant qu'on puisse l'être, quand l'un est un enfant-oiseau et l'autre un extraterrestre.
    < Axos! >
    Il a continué de courir. C'est comme ça qu'il se nourrit. Il court dans l'herbe et dans les feuilles mortes, en absorbant par les sabots les végétaux écrasés.
    < Tobias! Tu vas chasser? >
    < Non, j'ai déjà déjeuné. A plus! >
    J'ai battu des ailes et je me suis élevé au-dessus des maisons. Ce n'étaient plus que des petits carrés gris et orange, aux toits bruns. De minuscules piscines scintillaient d'un bleu artificiel. J'ai aperçu des pelouses impeccablement tondues, des rectangles qui n'étaient autres que des voitures garées, des routes traversées en leur milieu par une bande blanche discontinue.
    J'ai continué de voler, par-dessus les maisons, par-dessus les routes, direction l'école. Peut-être à cause de la photo dans le magazine. Peut-être m'avait-elle donné envie d'y aller.
    La matinée était bien avancée, la lumière était maintenant vive et claire. Je pouvais voir par les fenêtres des salles de classe.
    Il y avait Jake, chef officieux des Animorphs. Il avait l'air de n'importe quel adolescent normal et était affalé à son bureau, les jambes allongées. Il avait sommeil et essayait de garder les yeux ouverts.
    Plus que n'importe qui d'autre au monde, Jake détenait l'avenir de l'espèce humaine entre ses mains. Ça fait bizarre, hein? Un grand gosse en baskets et en blouson, les yeux pleins de sommeil - lui, le chef de l'unique résistance contre l'invasion de la Terre par les Yirks?
    Je l'ai vu dodeliner deux fois de la tête et piquer du nez. La fille qui était assise derrière lui s'est penchée et lui a donné une petite tape sur l'épaule.
    Cassie. Un autre membre de notre petit groupe. Cassie n'a jamais rencontré d'animal qu'elle n'aime pas. Et elle n'a jamais connu de mode qui l'intéresse. Elle n'est pas très grande et dégage une impression de force. Ce n'est pas qu'elle soit spécialement musclée. Plutôt comme si elle faisait partie de quelque chose de plus puissant qu'elle. Comme si elle était un prolongement vivant de la Terre.
    En tout cas, c'est comme ça que je la vois. Comme un bon soldat au service de la nature. Vous trouvez ça nul, hein? Désolé, mais j'ai beaucoup de temps pour réfléchir. Et je crois que, parfois, je deviens trop sérieux.
    J'ai continué mon vol, puis j'ai tourné au coin du bâtiment. Dans une autre salle, j'ai repéré Marco. Il parlait. Rien d'étonnant. La classe s'est mise à rire. La prof a ri aussi, puis elle a eu l'air exaspérée, comme si en fait elle n'avait pas envie de rire. Là aussi, rien d'étonnant. C'est Marco. Ce gars adore être le centre d'intérêt.
    Il m'a fallu un moment pour repérer le dernier humain du groupe des Animorphs. Elle n'était pas dans sa salle de classe habituelle. Je l'ai d'abord aperçue brièvement dans le couloir.
    Ensuite, elle est sortie. Dans la grande cour qui sépare le bâtiment principal du gymnase et des locaux en réfection.
    Elle s'est avancée dans le soleil, et ses cheveux blonds se sont embrasés comme de l'or.
    Rachel.
    Avez-vous jamais rencontré quelqu'un qui semble traverser la vie éclairé par un projecteur personnel? Rachel, c'est ça.
    < Salut, ai-je dit en parole mentale. Qu'est-ce que tu fais, tu sèches les cours? >
    Elle ne pouvait pas me répondre. Vous comprenez, vous ne pouvez vous servir de la parole mentale que si vous êtes en animorphe (ou si vous êtes un Andalite). En revanche, on entend parfaitement.
    Rachel s'est arrêtée, la main au-dessus des yeux pour les protéger du soleil, et m'a cherché du regard. Alors elle m'a adressé un signe minuscule, un petit battement très rapide des doigts.
    Elle a fait un geste de la tête vers le gymnase. C'est là qu'elle allait. Elle a ouvert son classeur et j'ai aperçu une feuille de papier à lettres jaune, glissée à l'intérieur. Ah, donc elle apportait un mot à un de ses professeurs.
    Seulement, Rachel avait dû oublier que je peux voir des choses qu'aucun humain ne verra jamais. Sous le mot, il y avait une feuille de papier luxueux, à en-tête. C'était une lettre officielle, adressée à Rachel. J'ai lu " Félicitations! La Fondation Packard vous décerne le Prix des élèves exceptionnels."
    J'allais ajouter mes propres félicitations quand j'ai remarqué la date : la cérémonie de remise des prix était programmée lundi. Nous étions vendredi. C'était le genre d'évènement auquel Rachel avait dû inviter tout le monde.
    Tout le monde sauf moi. Je ne peux pas vraiment aller à des cérémonies de remise de prix ou autres galas. Rachel ne m'en avait même pas parlé, et je savais très bien pourquoi.
    J'ai essayé de prendre un ton guilleret :
    < Eh, j'ai un truc à te montrer après l'école. Mon relevé du Bassin yirk commence à prendre forme. Tu veux venir voler après ton dernier cours? >
    Je l'ai vue sourire. Elle a de nouveau hoché la tête, à peine un petit geste que personne d'autre n'aurait remarqué.
    < Cool >, ai-je dit.
    Là-dessus, je me suis éloigné à tir d'aile et Rachel s'est dirigée vers le gymnase. Il y a vraiment des trucs très sympas quand on est faucon. Et voler avec Rachel est sans doute le plus sympa de tous. Mais j'aurais bien aimé assister à sa remise de prix, aussi.
    Parfois, je me demandais, si tout était à refaire... si je ne pouvais plus jamais me transformer en Tobias le faucon, seulement être Tobias le garçon, qu'est-ce que je ferais?
    Je n'y pensais pas trop souvent, cela étant. Peut-être n'avais-je pas envie de connaître la réponse.

    votre commentaire
  • INFORMATIONS

    Série : Animorphs

    Tome : n°13

    Titre : La mutation

    Auteur : K. A. Applegate

    Traduit de l'américain par : Mona de Pracontal

    Éditeur : Folio Junior

    Recopie par : Ai-Eclipse

    État : en cours



    CHAPITRE 1


      Je m'appelle Tobias.
      Les autres Animorphs ne peuvent pas vous dire grand-chose sur eux-mêmes, mais moi oui. Parce que, vous comprenez, je n'ai pas d'adresse. On ne peut pas me trouver. Je vis dans un coin de forêt, à côté d'une prairie. C'est mon territoire.
      Il comprend la prairie, qui fait une centaine de mètres de long sur à peu près cinquante de large. Dans mon territoire, il y a aussi les arbres qui entourent la prairie et les bois qui s'étendent vers le nord, sur encore cent mètres environ.
    Bien sûr, ce domaine est aussi celui d'autres animaux. Des hiboux, des geais, des renards, des ratons laveurs, et ainsi de suite jusqu'aux araignées et aux fourmis. Mais pas de faucon à queue rousse.
      A part moi.
      Je m'appelle Tobias et je suis humain. En partie. Mon esprit est essentiellement humain. Du moins je le crois. Je veux dire par là que j'ai des souvenirs humains. Je sais lire, je manie la langue. La majorité de mes amis proches sont humains. Et je suis né humain, dans un corps humains, avec des bras, des jambes, des cheveux, une bouche.
    Aujourd'hui, pourtant, j'ai des ailes, des serres et des plumes. Et à la place d'une bouche, j'ai un bec recourbé. Je peux produire des sons avec mon bec. Mais rien qui ressemble à un son humain. Quand je veux parler à des humains normaux, j'utilise la parole mentale.
      Mais il n'y en avait aucun avec moi, tôt, ce matin-là, tandis que je guettais avec patience, perché dans les branchages d'un orme mort.
    Je gardais les yeux rivés sur la prairie. Je connaissais les trajets et les terriers des souris, des rats et des lapins qui habitaient là. Je savais aussi ce que cela signifiait quand les grandes herbes sèches frémissaient, ne fût-ce qu'à peine.
    Avec mes yeux de faucon, je pouvais distinguer ce qu'aucun humain ne pourrait rêver de voir. Je pouvais voir les brins d'herbes, un par un, frémir au passage d'une souris.
      Et avec mon ouïe de faucon, j'ai entendu le léger grincement de dents d'une souris mastiquant une graine.
    La souris était à vingt-deux ou vingt-trois mètres de distance. Une proie facile.
    Lentement, en faisant attention à ne pas faire de bruit, j'ai ouvert les ailes. J'ai relâché mes serres agrippées à la   branche et je me suis laissé tomber vers l'avant. Mes ailes ont glissé sur un coussin d'air et j'ai piqué, presque en silence, vers ma proie.
      L'herbe a frémi.
      Entre les brins, j'ai vu un éclair marron. La souris courait.
      Trop lentement.
      J'ai dardé les serres. J'ai lancé les ailes vers l'avant pour couper la vitesse puis j'en ai rabattu une pour tourner, et sur les trente derniers centimètres, je me suis laisse tomber comme une pierre.
      Le tout s'est très vite conclu.
      Mais pendant que je traînais la souris vers un coin plus tranquille, j'ai buté contre une vieille revue que quelqu'un avait jetée là. Le vent faisait tourner les pages, une à une. Des pubs. Des schémas. Des photos du président avec je ne sais quel dirigeant étranger.
      Puis la revue est restée ouverte à une page. Une photo de classe. Des enfants de mon âge. Il y en avaient qui discutaient au fond de la salle. Quelques uns qui paraissaient s'ennuyer ferme. Mais la plupart avaient l'air vaguement intéressés, et il y en avaient même trois qui sautaient carrément de leur chaise en agitant la main vers leur professeur.
    Une salle de classe comme toutes les autres. Comme celle où j'allais, avant. J'aurais fait partie de ceux qui écoutaient, mais j'étais trop timide pour lever le doigt. Je n'ai jamais été très courageux ni très fonceur. J'attirais les ennuis, pour vous dire la vérité. Le gars qui avait toutes les chances de se faire casser la figure, c'était moi. Celui qui se retrouvait trimballé de gauche à droite, chez des oncles et des tantes qui oubliaient une fois sur deux comment je m'appelais, c'était moi aussi.
      Ce n'était plus moi, tout ça, maintenant.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique